2 ans auparavant, Ruth & Tim

Pour la troisième séance d'examen de Ruth, Tim avait pris une demi-journée. Ruth était affaiblie et anxieuse, car elle avait maintenant compris que le risque qu'on lui découvre quelque chose de sérieux était très élevé. Les médecins refusaient de donner un nom à sa maladie, mais ils étaient graves et chaque fois la faisait mettre en tête des listes d'attente pour les examens. Tim avait pris contact avec sa mutuelle et avait été rassuré d'apprendre qu'ils prenaient pour l'instant presque tout en charge. Car les examens coûtaient des sommes astronomiques et leurs réserves sur les comptes en banques baissaient à une vitesse alarmante.

Cependant, les problèmes financiers étaient le cadet des soucis de Tim. En attendant la fin de l'examen, il avait repassé en revue dans sa tête la liste que lui avait sortie l'IA et il fit encore une fois sa prière païenne, car il n'y avait rien de bon sur cette liste.

Avoir accès à des Intelligences Artificielles de haut vol et savoir s'en servir; c'était l'avantage de Tim. À son travail, Tim disposait de programmes de référence pour tester des configurations d'IA. L'un d'entre eux était un système expert médical, un logiciel libre mis au point par un consortium d'universités. Il datait un peu, mais il ne pouvait pas y avoir eu entre temps tant de progrès que cela en médecine... Tim avait chargé le code dans une des unités en cours de test, discrètement, c'est-à-dire à distance depuis son bureau, et il y avait entré tout ce qu'il savait du cas, recopiant minutieusement les résultats des analyses. L'IA avait posé des questions auxquelles il n'avait pour la plupart pas pu répondre, mais elle avait néanmoins fourni une liste de diagnostics possibles avec des probabilités, ainsi qu'une liste d'examens supplémentaires par ordre d'urgence et d'efficacité à lever les doutes. Le test de ce matin avait été en tête de la liste de l'IA. Tim en avait déduit que l'IA et les médecins savaient ce qu'ils faisaient, et aussi que ce test était déterminant. Tim avait sauvegardé le contexte de l'IA pour pouvoir facilement la consulter à nouveau dans l'après-midi. Il pensa à ce bloc de stockage de données qu'il avait rangé dans le tiroir en haut à droite de son bureau, la sauvegarde y attendait, comme un génie endormi dans sa bouteille.

Après l'examen, il ne retrouva pas Ruth. Au lieu de cela, un médecin, pas le jeune qui les avaient accueillis, mais un autre, une femme nettement plus âgée et plus assurée vint le chercher. Tremblant comme une feuille, la vision réduite à un étroit tunnel bordé de noir, il se laissa guider dans le bureau de ce docteur qui l'y invita d'une voix douce. Il se sentait comme une vache à l'abattoir. Le pressentiment qui s'était progressivement formé en lui au cours des semaines précédentes était devenu une certitude, comme si une eau noire et glacée avait envahi ses pensées et noyés tous ses espoirs. Il avait les tripes serrées par une peur si abjecte qu'il se mit à pleurer avant même qu'elle ait eu le temps de lui dire un seul mot. Elle le regarda à la dérobée, gênée et visiblement émue, avant de lui tendre d'une petite main assurée, mais tremblante, une boîte de mouchoirs en papier. Il se moucha. Elle lui proposa un café. Il secoua la tête, il n'aurait pas pu y mettre les lèvres. Un silence de plomb s'installa tandis qu'il arrivait au bout de ses larmes. Il lui facilita la tâche en lâchant le nom de la maladie. Elle écarquilla les yeux et dit seulement très doucement :

— Oui. Vous êtes dans la profession ?

Il secoua la tête.

— Non... C'est une amie qui...

Et il pensa : qui m'attend dans un tiroir de mon bureau. Elle hocha la tête :

— Elle vous a parlé des conséquences ?

Il se sentit idiot d'avoir oublié de demander cela à l'IA. À l'évidence, il n'avait pas voulu imaginer qu'il puisse y en avoir. Il secoua la tête.

— Nous sommes en train de l'hospitaliser, fit-elle doucement.

La nouvelle lui tomba dessus comme un coup de hache dans le dos. Il se dit en un éclair que la nuit passée avait été la dernière fois qu'il avait tenu Ruth dans ses bras. Puis il pensa que c'était somme toute très égoïste de sa part de voir la situation ainsi. Et il pensa ensuite, ce qui était presque pire encore, que ce n'était sans doute pas vrai, car, souvent, ils laissaient sortir les gens un peu avant la fin, afin qu'ils puissent la passer chez eux.